D'autres bergers, comme Léo d'ailleurs, lisent l'avenir dans l'eau claire des puits, s'installent sur les margelles et contemplent les profondeurs. On les craint. On ne les dérange pas. Certaines paroisses ont essayé de les chasser et à toutes il est arrivé malheur. On a vu des clochers s'effondrer, atteints par la pleine foudre. Beaucoup pensent qu'ils empoisonnent l'eau d'un simple coup d'oeil. L'eau des abreuvoirs, des puits, bue par les bêtes et les gens. D'autres encore prétendent qu'ils commandent au ciel, qu'ils rassemblent les nuages comme ils le font pour leurs maigres troupeaux sauvages à la laine à peine bouclée et qui, en se croisant avec les roussins d'ici, abîment les races. Pour se faire craindre davantage, d'ailleurs, ils fabriquent des épouvantails aux formes étranges et à figure humaine. Sortes de momies habillées de multiples matières – peaux, tissus de gravage multicolores –, tortillonnées à l'aide de lierre et de cordes, et plantées de clous. Ils piquent ces mannequins sur les fossés près de leur campement ou étable, en signe de bienvenue.

Ces « bonshommes bénetchus » épouvantent les enfants mais aussi les parents. Les hiboux et les chouettes s'y reposent souvent, les souris et les rats y élisent domicile. Dans leur communauté, beaucoup sont nés albinos, Léo est de ceux-là. Ils craignent le soleil et se plaisent dans ce pays tempéré et venteux. Cheveux blancs comme le poil de leurs chiens, peau diaphane, yeux gris ou bleu métallique des marins qui ont gardé en eux l'intelligence de l'océan et sa lumière. D'autres arborent de splendides et longues chevelures rousses, blondes ou auburn, qu'ils attachent à l'aide de cordelettes, ou, comme Léo, d'une barrette ronde en ambre. Aux périodes de moissons et de grands travaux des routes, on ne trouve pas plus forts qu'eux. À la fin de la journée, leurs yeux, plus rougis encore par la fatigue, inquiètent les villageois en forçant le respect. Mais pour beaucoup, puisqu'ils prennent le temps de voir, de regarder, de respirer lors de longues pauses dans la journée, ils sont juste des fainéants, dans un monde où seul le travail est
reconnu comme qualité première. On les foutarde bien sûr, en pensant qu'ainsi ils ne reviendront pas, se décourageront. Mais les bergers blancs se moquent des mots, ils obéissent aux paysages, ils appartiennent aux dieux des terres du monde.

A propos du livre les bergers blancs

LES SEINS DE FEMMES

 

Mais qu'est ce que ces seins de femmes que cet affreux Mathurin cherche dans la Hague ? Entre le mal et la maternité, cette poterie qui n'est plus utilisée récueillait le meilleur calvados de l'année de naissance d'un enfant dans les les fermes. On cachait ce récipient bombé muni d'une sorte de téton dans les murs jusqu'à son mariage. Ce sein de femmes me permet, dans mon roman de basculer entre le mal et le bien, entre la maternité et l'horreur de la haine.

 

LES NOUVEAUX NES JETES AU BAS DES FALAISES

 

J’avais une bonne dizaine d’années lorsque j’ai vu sur la place de Beaumont Hague toute une nuée de journalistes qui cherchaient à rejoindre une commune de la Hague (il n’y avait pas de GPS !) où l’on venait de trouver un nouveau-né déposé au pied des falaises et qui s’était noyé, en gros on l’avait jeté, sa mère l’avait jeté. Je me souviens que dans la librairie, la presse titrait un gros titre à ce sujet « meurtre dans la Hague ». Mon père ce jour là, m’a expliqué que tous les ans, on retrouvait des cadavres de bébés et selon les courants du côté d’Ecalgrain mais aussi d’Herquemoulin. J’ai été marquée par cette révélation et je l’ai transposée là. Léo Jodran n’a pas vraiment envie de trouver un enfant, ni de l’adopter, car les bergers blancs sont un peuple de célibataires, d’errants, les femmes donc les filles ne font pas partie de leur histoire, elles ne sont pas acceptées dans leur organisation, puisqu’ils sont d’anciens marins qui sur terre ne jettent pas l’ancre, avoir une famille, gagner suffisamment et survivre semblait impossible. Il semble que nos bergers blancs avaient choisi leur vie de vagabonds, avec un filigrane l’idée de liberté, de détachement aux biens matériels.


LES BERGERS BLANCS

 

On les appelait également les « passeurs de nuit », Barbey d’Aureivilly les cite dans « l’ensorcelée », il les nomme « les bergers errants » qui fichaient la frousse aux habitants perdus par l’avancée de l’obscurité. J’ai entendu dire que dans certaines fermes, on les attendait avant d’aller se coucher, il se disait alors qu’ils mangeraient les enfants si on ne les nourrissait pas, une fois repus le danger s’écartait. J’ai rencontré plusieurs femmes qui toutes petites étaient chargées d’aller leur porter du lait, du pain et une soupe dans l’étable de la ferme de leurs parents où ils choisissaient de se poser pour quelques jours. On envoyait les petites filles de crainte qu’ils n’enlèvent les petits garçons et ne les gardent avec eux.

Dans cette mémoire collective, ils avaient l’air d’être moins sympathiques que Léo et ses compagnons, pourtant à peu près tous soignaient les pauvres et étaient devins, ils prédisaient en regardant l’eau des puits, mais aussi en regardant les mains, pas les lignes des mains, les mains et les doigts. Il faut savoir que trois jours avant les tempêtes, les puits « maouvent », ils remuent du fond, et que des écrelles, petites puces d’eau apparaissent et viennent des profondeurs (Paul Bedel m’a montré). Les Haguais qui m’ont raconté en avoir croisé, de ces bergers blancs, en ont gardé une terrible frayeur. J’ai voulu les rendre à leur humanité certaine.

 

BARBARIE

 

Tous les témoins de cette époque se souviennent de l’annonce des deux guerres, le bruit que font les cloches dans la campagne, et comme des automates pour en savoir plus, ils avançaient vers la mairie. Nous aurions je pense l’annonce par la télévision, si un tel malheur nous arrivait et nous n’aurions pas véritablement d’endroit où échanger entre nous. Les sémaphores de la Hague, en plus de tirer le canon, hissaient une bannière noire (flamme) et restait en place durant la durée du conflit. Un peu à l’image d’un drap de peau du malheur et de la barbarie, flottant entre le bleu du ciel et l’horizon. Pour les deux guerres le phare de Goury a été éteint. On éteignait donc la lumière, on cessait véritablement de guider les pas des paysans ayant des champs sur la côte, d’ailleurs ce sont eux qui ont perdu le plus de fils et d’hommes. Beaucoup de familles étaient fiers d’envoyer leurs enfants à la boucherie, par éducation, il existe des familles qui ont perdu plusieurs fils et qui ont toutefois laissé partir avant l’âge requis leurs cadets, sous les applaudissements. On ne peut juger un siècle plus tard, ce que représentait le fait de mourir pour la France pour ces gens de campagnes si méprisés qu’on appelait des « péquenots » ou « culs terreux ». On le sait, cette boucherie n’a laissé aucun soldat indemne, et pourtant ils n’ont pas ou très peu raconté, parce qu’il manquait les images. Le père du Paul Bedel disait qu’il ne racontait pas les tranchées, parce qu’ainsi la guerre, ne survivait pas dans les souvenirs, qu’elle ne méritait pas qu’on se souvienne d’elle, que la mémoire sert avant tout à transmettre l’amour.

Page 161 : "Le sémaphore..." "Mais chacun possède en soi la vérité." (Lindberg)

C’est une scène qui m’a été racontée par plusieurs personnes, dont ma grand-mère Marie Boivin née Lecouvey, elle se souvenait de ce jour du passage de Lindberg, elle cueillait avec le village du cresson sur les hauts d’Ecalgrain, vers le nez de Jobourg. Ils ont attendu des heures, au signal et quand ils ont compris, les femmes ont dénoué leurs fichus qui retenaient leurs cheveux pour saluer l’aventurier, les hommes on jeté leurs chapeaux, les enfants pleuraient à cause du bruit du moteur dans ce beau silence de notre Hague que venait secouer cet avion un peu fou. Inoubliable pour nos gens de présager un jour pouvoir atteindre le ciel (en dehors de la mort qui le promettait) Les élus de plusieurs communes avaient été rassemblés dans le Sémaphore de Jobourg qui n’existe plus. Je pense que cet avion a relié deux continents, mais aussi a rendu possible l’atténuation de cette appréhension du monde qu’avaient nos ancêtres. En rendant plus matériel, plus réel l’espace du monde que l’on ne touchait qu’à l’aide des mots d’église, ciel et terre, paradis, enfer. Une marelle en somme, une géographie à la portée de tous.


LES GROTTES DE JOBOURG ET LES DRUIDES

 

Il apparait certain que dans les grottes de Jobourg, ont eu lieu des sacrifices d’enfants, quelques écrits consultables dans les archives évoquent ces meurtres aux Dieux des terres du monde. Il est probable que les rochers en portent la mémoire.

Le bienheureux Thomas Hélye est un acteur incontournable de notre histoire, d’abord parce qu’on peut voir son squelette sous la chasse de l’église de Biville (on se dit qu’il a vraiment existé, il est physiquement présent et quelle aventure quand nos parents très tôt se mettent à croupi avec nous pour observer sa dépouille) mais aussi parce que ses deux sources miraculeuses (toujours existantes, l’une sur la route de Vauville et l’autre à Biville avant les dunes) ont permis de belles guérisons dans la région. Mélanger l’eau salée de l’océan, et l’eau de source miraculeuse, c’est relier le bien et le mal, qui malheureusement n’existent pas l’un sans l’autre. Les guérisseurs (je viens de terminer la biographie d’un rebouteux né dans la manche) pensent que les eaux des miracles nous viennent des étoiles tout comme l’eau de l’océan. Cette eau céleste a donc un rapport avec la dualité du monde. Ce qui nous vient de l’eau et de l’autre côté opposé du ciel. Entre deux il y a l’air donc la vie, mais on ne peut nous les humains vivre qu’entre.


LA VIEILLE FILLE DE CHERBOURG QUI CONSEILLAIT LES FUTURES MARIEES

La vieille fille existait vraiment à Cherbourg, je la situe plus près de nous, mais elle a éduqué les jeunes fiancées à la sexualité avant 1900, une véritable institution. Elle avait dans sa bibliothèque à peu près toutes les parutions concernant l’éducation des jeunes filles. Mais cette fois ci, elle n’avait pu prévenir Francette, ni lui dire ce qui se passerait la première nuit de son mariage. Car cette femme qui semble t’il était plus qu’austère, n’employait pas les bons mots et tournait autour du pot ! Très religieuse, il y avait véritablement incompatibilité dans le message qu’elle procurait aux demoiselles et la réalité. Une vieille femme (une merveilleuse conteuse du Cotentin) qui m’a raconté cette magnifique scène, a en mémoire ce personnage, car c’est sa grand-mère qui avait été voir cette vieille femme. Sa grand-mère avait épousé un médecin de 15 ans son aîné, la mystique lui avait tellement fait craindre le pire que le jeune marié, pourtant peu novice à voir des corps nus, avait dormi sur le fauteuil de leur chambre durant cinq longs jours avant d’avoir le droit de partager son lit ! Cette grand-mère disait toujours à sa petite fille combien elle avait regretté d’avoir perdu cinq beaux jours à cause des mots d’une vieille farfelue pudibonde.